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mes mémoires

Quand j’essaie d’embrasser, d’un coup d’œil, cette décennie qui va de 1940 à 1950, je lui trouve un visage mal défini, des traits peu accusés. Car chaque âge de la vie possède, ce me semble, sa physionomie propre, son visage. Notre enfance nous renvoie, le plus souvent, une image attendrie ; notre adolescence, quelque chose d’inquiet, de mobile, un visage quelque peu mélancolique et tourmenté sous le flot tumultueux des premiers éveils passionnels ; après quoi c’est le visage de la première maturité, aux traits déjà graves, d’un tracé plus net, devant les dures révélations de la vie. Ainsi, tout le long de notre existence et au cours de périodes diverses, se succéderont des visages, aux traits permanents et changeants, des épanouissements, des assombrissements, des hauts, des bas, bonheurs et malheurs qui se suivent ou se joignent, mailles mêlées dont se tisse toute vie humaine. Décennie de 1940-1950 ! Je lui trouve, à distance, pour ce qui me concerne, un aspect brouillé et passablement mélancolique : brouillé pour cette activité encore trop dispersée dont je n’arrive pas à me déprendre ; mélancolique pour cette part, cette large part d’inachevé que je n’aurai cessé de déplorer dans l’œuvre capitale de ma vie : l’histoire. « Tourment de l’homme », ai-je écrit de mon métier. Tourment lancinant, impitoyable qui se colle à vous, comme le vautour ou l’aigle à sa proie. Quelle ombre insaisissable, en effet, que le passé, ce moment d’hier, cette tranche de vie, tombés dans la mort, l’une des faces du néant ! À certains moments, après beaucoup d’approches, beaucoup de poussière soulevée, on croit atteindre quelque vestige du mort ; on rassemble ses ossements ; on essaie de le mettre debout ; on lui souffle une âme ; on se prend à le croire véritablement ressuscité, vivant. Comme Michel-Ange frappant à coups de marteau les genoux de son Moïse, on dirait volontiers au ressuscité : « Parle, mais parle donc ! » Mais le doute vous prend. Ce personnage, est-ce bien celui qu’on voulait ranimer ? Cette ombre de vie est-elle bien de la vie ? Hélas, la résurrection passe le pouvoir de l’homme. L’historien n’est guère beaucoup plus que l’archéologue. Sa seule chance, c’est de mettre un peu de chair sur les ossements desséchés ; c’est de prêter aux morts un peu de la vie qu’il a cru être la leur et qui est peut-être beaucoup la sienne. Et c’est de poursuivre sa tâche, ballotté entre l’illusion d’avoir recousu au présent un peu du passé et la décevante certitude que des ombres ne sont pas le réel, et que le passé n’est