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septième volume 1940-1950

l’Outaouais, au-devant des cages qu’il reconduisait jusqu’à Québec. Il sera même absent à la naissance de son deuxième enfant, Albert. Le registre paroissial le désigne sous l’étiquette de « voyageur ». Ici se place un petit incident de vie de famille que ma mère se plaisait à raconter. Un printemps, le conducteur de cages passait à la tête de l’île aux Tourtres. Il avait laissé là son radeau pour, en vitesse, piquer une pointe en canot vers la maison des Chenaux. Avertie par un passant, ma mère se précipita au-devant de son homme, au bord de la rivière. Elle portait dans ses bras, sa première enfant, née depuis quelque deux ans. À la vue du voyageur, pourtant hâlé, devenu barbu, les cheveux trop longs, la petite fille, — mue par l’instinct filial — se jeta de tout son élan à la tête de son père. Le pauvre homme en avait pleuré à chaudes larmes. Le couple des Chenaux n’allait connaître, à tout bien compter, que deux ans de vie en commun. Mon père mourut, après six ans de mariage, le 20 février 1878. Une épidémie de vérole emporta, en quelques jours, cet homme d’une santé ébranlée. Deux villageois charitables vinrent, à l’insu de leurs femmes, ensevelir le mort. Grand-père Pilon consola sa fille à travers le carreau. Un seul ami prit le risque de venir prier au corps. Ma mère passa deux jours et deux nuits, seule avec son mari sur les planches, et avec quatre enfants, tous atteints de la vérole, dont moi-même, alors âgé de six semaines. Puis, ce fut le veuvage. Le second mariage au bout d’un an, à Guillaume Émond, engagé au Détroit, ancien compagnon de travail et de chantier de Léon Groulx. Trois ans plus tard, c’était la réapparition de la mort. Réapparition encore terrible. En huit jours la diphtérie étranglait trois enfants : Angélina, ma petite sœur aînée de huit ans ; Julien, l’un de mes petits frères de cinq ans ; l’aînée des petites Émond, Alexandrine, âgée de deux ans.

Ma mère pleurait facilement. Elle dut pleurer à se vider les yeux. Mais elle ne pleurait que peu de temps. Une chose m’a toujours étonné en elle : son extraordinaire faculté de rebondissement. Au moment des pires déconvenues, des plus dures épreuves, moments qui se répétaient souvent, elle venait les yeux noyés d’eau. D’un coin de son tablier, elle essuyait cette eau débordante. C’était fini. Elle reprenait sa tâche. D’une larme à l’autre, elle