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septième volume 1940-1950

sous compteraient, pour leur part, dans la somme finale. Soucis féconds qui nous ont valu d’apprendre de bonne heure la leçon du travail. Quel profit dans l’esprit d’un petit paysan que sa contribution, si minime soit-elle, au paiement de la terre paternelle ! Je me souviens de ces petites phrases de notre mère qui revenaient annuellement : « Les framboises doivent être mûres à l’Île aux Tourtres. » Ou encore, invitation moins directe : « Il paraît que c’est tout rouge de framboises à l’Île aux Tourtres. » Nous savions comprendre à demi-mot. Nous partions, c’est-à-dire je rassemblais mon petit monde, le monde des plus jeunes encore incapables des gros travaux des champs. J’avais neuf ans, dix ans ; j’étais le chef naturel de l’équipe. L’équipe se composait de mes trois petites sœurs, de six à sept ans, et d’un frère encore plus jeune. Notre mère nous préparaît notre dîner. Et nous partions en chaloupe, nu-jambes et souvent nu-pieds, pour la grande île solitaire, à un mille de chez nous. Au milieu des mouches, des maringouins, le jeune chef avait beaucoup à faire, dans la chaleur accablante, pour remonter, de temps à autre, le moral de son équipe. Au retour, le soir, notre mère était la première à regarder au fond de nos paniers ; elle comptait sept, huit terrinées de framboises. Vendues au village à quinze sous la terrinée, ces framboises rapportaient la somme monumentale de $1.20. « Autant de gagné », disait la maman qui nous invitait à reprendre le lendemain la route de l’île. Quand nous n’allions pas aux framboises, nous partions, encore en équipe, faire la cueillette des gadelles noires chez le seigneur Antoine Chartier de Lotbinière-Harwood, à raison de deux sous le gallon. Nous allions surtout, avant l’époque des foins, et entre les foins et la récolte, faire la cueillette du bois de grève : véritable manne jetée sur la glace, l’hiver, par les scieries de la région de Hull et d’Ottawa. La débâcle du printemps charriait cette manne : le vent nordet la poussait en nappes épaisses, dans les anses, les baies, de notre deuxième terre des Chenaux. La besogne consistait, pour la jeune équipe, à faire le choix des meilleurs morceaux au milieu des amas laissés dans les baies après la retraite des eaux printanières ; ces morceaux, on les chargeait dans une charrette, et le frère aîné allait vendre ce bois au village, au prix d’une piastre le voyage. Cinq piastres par jour ! C’était l’époque du gros gain