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septième volume 1940-1950

cropole, l’on croit entendre des voix, et, lambeaux par lambeaux, ressaisir une vie. Moment du travail achevé, joie suprême de l’historien où, comme dans la vision d’Ezéchiel, des ossements, semble-t-il, se sont rapprochés, un squelette s’est articulé, s’est recouvert de muscles et de chairs neuves ; un vivant, au souffle de l’homme, s’est dressé sur ses pieds.

Joie aussi peut-être d’avoir fait œuvre qui ne sera pas absolument vaine. Tout au long de son labeur l’historien doit se défendre, sans doute, de préoccupations intéressées ou pragmatistes. Il ne lui appartient pas de travailler pour une fin, ou avec des soucis qui pourraient brouiller son objectivité, infléchir son jugement critique. Mais, son œuvre terminée, faut-il qu’il joue naïvement à l’inconscient et qu’il ignore l’influence de tout livre qu’on lit et surtout le rôle, dans la vie d’un peuple, du magistère de l’histoire ? Je le confesse ingénument, après ces quarante ans tout près de mes durs travaux, je garde l’illusion d’avoir rendu quelques services aux miens. Le Père Richard Arès apercevait l’autre jour notre ligne de vie sous l’aspect « d’une rude et poignante montée vers l’autonomie ». C’est bien ainsi qu’au cours de ces quatre derniers volumes cette histoire m’est apparue, surtout depuis 1760. Vous connaissez le tourment du Sisyphe de la fable condamné à rouler, sur une pente escarpée, un pan de roc qui éternellement retombait sur lui. Plus heureux, ce me semble, que le forçat de la mythologie, le rocher de notre destin, nous l’avons roulé victorieusement, d’étape en étape, jusqu’à un premier faîte. Aujourd’hui, ― c’est l’heure tragique de notre histoire ―, il est là, dans un moment d’arrêt, ou plutôt en oscillation. De quel côté retombera-t-il ? M’est-il interdit d’espérer qu’après avoir aperçu de nouveau la ligne magnifique et montante de son histoire, notre petit peuple trouvera le courage d’empoigner encore à pleines mains l’implacable rocher pour le hisser vers d’autres sommets ?