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huitième volume 1950-1967

choc ? On lui a prêché sur tous les tons l’étude de l’anglais, encore de l’anglais, toujours plus d’anglais. Pédagogues, hommes d’affaires, journalistes, politiques lui ont chanté à qui mieux mieux l’antienne. Ce fut un emballement général. Sans doute fallait-il de l’anglais, mais en fallait-il au détriment du français ? Fallait-il oublier que peu de têtes peuvent porter deux langues sans les mêler ? Et pendant que les programmes scolaires imposaient de plus en plus et sans discernement l’enseignement de la langue seconde, a-t-on rappelé à notre peuple l’urgence de renforcer l’étude de la langue maternelle ?

À une question de Jean-Marc Léger qui me dit : « Ne faut-il pas admettre, M. le Chanoine, que cette attitude a pénétré les esprits, que du moins elle les a contaminés ? », je réponds :

Oui, hélas, un mal plus grave, plus inquiétant, parce que d’ordre psychologique et moral, devait miner l’esprit de notre peuple. Cette importation massive du capital étranger, un temps nécessaire, cette soudaine évolution industrielle, nos élites dirigeantes ont-elles su les représenter au peuple québecois comme une phase transitoire de sa vie ? Lui a-t-on indiqué, dès lors, les moyens d’en sortir, de ressaisir un jour les commandes de sa vie économique ? Contre ce nouveau conquérant qui s’imposait avec tous ses prestiges, qui incarnait la force, la richesse et la puissance, a-t-on su défendre la victime, préserver sa fierté, lui laisser l’espoir dans son propre avenir ? J’ose à peine répondre à cette question quand on a vu ces mêmes élites, les nôtres, hommes d’affaires, hommes politiques, courtiser la puissance étrangère et ne cesser de fortifier ses prises sur le pays conquis.

Et je continuais :

Lorsqu’en 1920, j’entrepris dans L’Action française la première enquête jamais instituée sur notre problème économique, je n’ai pas oublié quelles timidités j’eus à vaincre et quel effarouchement dans un certain monde… J’ai souvenance aussi de campagnes électorales en 1935-1936 nées au cri de la libération économique. Qu’en est-il advenu ? Lorsqu’à la jeunesse de ce temps-là, j’oserai dire : « un train impitoyable nous écrase : jeunes gens, sautez dans la locomotive et renversez la vapeur », on me traitera d’anarchiste. Pendant longtemps notre loyalisme naïf a cru permanent, normal, chez nous, le colonialisme politique. D’une foi aussi robuste nous avons fini par croire également permanent et normal, le colonialisme économique.