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septième volume 1940-1950

tent, l’un et l’autre possèdent bien une forme idéale. Lequel des deux osera vous dire sous quelles formes précises l’œuvre se viendra poser sur le papier ou sur la toile ? L’expérience leur a appris que ce qu’ils produiront aujourd’hui ne sera pas tout à fait ce qu’ils eussent produit hier, ni ce qu’ils produiraient demain, tellement, dans l’esprit de l’homme, se bousculent, capricieux et changeants, les jeux des pensées et des images, pyrotechnie dont les magiques phosphorescences étonnent parfois l’artiste lui-même. À plus forte raison, qui peut se flatter de saisir, en ses créations et en ses virtualités presque infinies, l’œuvre culturelle ou artistique de tout un peuple ? Une définition ne peut être tentée qu’à la condition de se résigner aux formes caractéristiques, aux traits les plus généraux.

Avant toute chose rappelons-nous qu’à son point de départ, la culture est quelque chose du dedans de l’homme, une projection de sa vie intérieure. On sait le mot de la fin de Civilisation, ce livre amer et douloureux de Georges Duhamel : « La civilisation…, si elle n’est pas dans le cœur de l’homme, eh bien ! elle n’est nulle part. » Mauriac dira, à propos des Guérin : « Des siècles de perfectionnement sont nécessaires pour qu’une famille française, à un moment de son obscure histoire, se pare tout à coup à sa cime de deux fleurs fragiles et admirables : Eugénie et Maurice. » L’aptitude à la culture supposerait donc, dans la vie d’une nation, un long affinement, de lentes et progressives ascensions, une certaine altitude spirituelle. Pourquoi ne pas préciser tout de suite que la culture, c’est le fond spirituel d’une nation, porté, si l’on veut, à un certain point d’excellence. À proprement parler, c’est l’essence même de la nation. C’est son plus haut signe de vie, et tout simplement son signe de vie.

Et je disais encore ceci qui souligne l’importance, l’absolue nécessité, pour un peuple, d’une culture qui soit à lui :

Ce que l’on demande aux peuples, même les plus grands, c’est d’exprimer, de figurer devant le monde, des formes de pensée et de vie originales, une humanité distincte, et c’est par quoi un peuple accède à la civilisation. Mesdames, Messieurs, dans cinquante ans, dans cent ans, une race humaine habitera encore la terre que nous foulons. Ces hommes, on peut même le présumer, seront, par le sang, les fils de ceux qui aujourd’hui tiennent la place. Pourtant si cette race d’hommes a changé d’âme, trouvant la sienne trop lourde à porter ; si plus rien ne la distingue de son entourage que la tragédie de son abdication, cette