Page:Guillaumin - La Vie d’un simple, 1904.djvu/106

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coup sur la main de l’un, laboura la joue de l’autre. Il y eut des cris de fureur :

— Un bounhoumme qui se sert de son couteau !

— Oui, fit Aubert relevé, nu-tête, la blouse rejetée en arrière, les yeux hors de l’orbite, les dents grinçantes, la main levée brandissant le couteau saignant : si d’autres ont envie d’en avoir autant, qu’ils s’approchent !

Le garde-champêtre arrivait, et des curieux avec des lanternes.

— Voyez, il y en a un qui saigne comme un bœuf !

— Tas de sauvages ! Est-ce possible de s’abîmer comme ça.

Des hommes séparèrent ceux de nous qui luttaient encore et nous retinrent éloignés : car nous étions tellement furieux tous que nous continuions à nous invectiver et que nous voulions de nouveau nous précipiter les uns sur les autres. Le garde-champêtre prit nos noms. On soigna les blessés. Nos antagonistes furent tous emmenés par leurs parents ou leurs patrons. Le père du maréchal qui avait reçu le coup de couteau à la joue cria, en s’éloignant :

— On va laisser les laboureux tranquilles ; ils se battront ensemble s’ils veulent.

— Les laboureux vous valent bien ! hurla Aubert.

Et il voulut courir sus à leur groupe. Notre aubergiste habituel et quelques autres personnes qui l’accompagnaient nous prêchèrent la modération. Je n’étais moi-même ni ivre, ni encoléré au point de ne plus rien comprendre. Je dis :

― C’est bien assez, Aubert, il vaut mieux s’en aller…

Et nous partîmes, en effet, pas très loin, à vrai dire : car l’idée nous vint d’entrer chez notre aubergiste pour boire un café froid, histoire de calmer notre excitation.