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Page:Guillaumin - La Vie d’un simple, 1904.djvu/232

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retard de quelques jours sur la date prévue pour la réception d’une lettre, d’une phrase de cette lettre faisant allusion aux gardes nocturnes par les nuits froides, ou aux marches pénibles sous le soleil d’été, ou bien d’un rien : seulement la lancinante pensée de le savoir si loin, — il était en Bretagne, — l’envahissement d’une vision sombre dans laquelle il lui apparaissait souffreteux et malade, mourant peut-être au fond d’un hôpital, sans tendresse et sans soin. La libération approchait pourtant ; mais il y eut une déception dernière : des grandes manœuvres tardives la firent reporter de la fin septembre à la fin octobre. La nervosité de Victoire et ses craintes croissaient à mesure que diminuait le nombre des jours d’attente. Elle avait mis à l’engrais ses meilleurs poulets ; elle voulait en sacrifier un pour fêter le retour de l’enfant. Devant la grange, une treille, que j’avais plantée au début de notre installation à la Creuserie, était en plein rapport à cette époque ; bien exposée, elle avait, cette année-là, des raisins dorés superbes. Un jour, en les contemplant, la bourgeoise songea :

— Tiens, lui qui les aimait tant… Si j’essayais de les conserver jusqu’à son retour !…

Au repas qui suivit, elle nous dit :

Vous savez, je défends qu’on touche aux raisins de la treille qui est devant la grange ; ils sont sacrés, ceux-là je les conserve pour mon Charles.

Tout le monde promit de les respecter ; seulement, Moulin fit observer qu’avant l’arrivée du soldat les insectes les auraient sans doute détruits tout entiers. Victoire veilla et put constater par elle-même que le gendre avait dit vrai. Parce qu’ils étaient plus sucrés que les autres, tant que le soleil brillait à l’horizon, frelons et guêpes bourdonnaient alentour, pompant à l’envi le jus des plus belles graines. Des tiges restaient