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Page:Guillaumin - La Vie d’un simple, 1904.djvu/59

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de table n’étaient d’ailleurs pas plus loquaces que moi. Mais si nous restions quasi silencieux, nous n’en faisions par moins honneur aux plats. Ma mère vint s’installer avec nous et s’occupa de nous surveiller, de nous servir, ce en quoi elle eut bien raison, car, sans elle, nous nous serions certainement trop bourrés.

À la grande table, par contre, les conversations allaient s’animant. Tout le monde parlait fort. Mais plus fort que tous s’exprimait l’oncle Toinot qui faisait son récit habituel de la guerre de Russie. Il plaça un épisode dramatique qu’il ne servait que dans les grandes occasions : il s’agissait d’un Russe qu’il avait tué :

— C’était l’avant-veille de la Bérésina, un jour qu’il faisait rudement froid, sacré bon sang ! J’étais en reconnaissance avec ma compagnie, sur les flancs de la colonne, au delà d’une légère ondulation qui se détachait en relief dans l’immense paysage plat. Et voilà qu’au moment où on ne s’attendait à rien, les Cosaques se mirent à nous canarder à faible portée. Avant que nous n’ayons eu le temps de nous mettre en état de défense, ils avaient tué ou blessé la bonne moitié de notre petite troupe ; puis, nous voyant démoralisés, ils se précipitèrent sur nous avec des cris sauvages : étant nombreux, ils voulaient nous cerner. Alors, nous leur fîmes voir que nous étions des Français ; nous nous défendîmes à la baïonnette avec une telle vigueur qu’ils ne purent réussir à nous entourer. Le chef russe avait une sale tête ; j’aurais bien voulu lui mettre les tripes au vent. Mais comme je l’approchais, un furtif coup d’œil à gauche me permit de voir un grand diable en train de prendre ses mesures pour m’assommer d’un coup de crosse. Je n’eus que le temps d’éviter le choc en faisant un saut de côté. Et, avant que le Cosaque ait pu se reconnaître, je lui fichai un coup de tête dans le ventre, puis un croc en jambe qui le fit s’étendre dans