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Page:Guillaumin - La Vie d’un simple, 1904.djvu/99

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n’avais encore jamais vu de deuil chez nous, cet événement me causa une très vive impression. C’était la terreur de la mort vue de près, sentiment complexe où se mêlaient la curiosité, la pitié, le dégoût. Je contemplai longuement, à plusieurs reprises, dans sa rigidité dernière, cette créature qui était mêlée à mes premiers souvenirs, que j’avais toujours vue évoluer dans le rayon familier de mon existence. Cette mort ne changea rien aux coutumes journalières de la maisonnée ; les mêmes besognes furent exécutées ; les repas eurent lieu aux mêmes heures, en face de ce lit dont les rideaux fermés masquaient un cadavre. Seule, mettait une note de mystère la bougie qui brûlait à proximité, sur une petite table, à côté du bol d’eau bénite où trempait une branche de buis. On s’abstint pourtant de faire l’attelée quotidienne de labour. Mon frère Louis s’en alla à Agonges prévenir l’oncle Toinot et sa famille. Mon parrain s’occupa d’aller déclarer le décès au secrétaire de mairie et de fixer avec le curé l’heure de l’enterrement. Je fus chargé, moi, d’aller dans le voisinage demander des porteurs. Quand il fut rentré du bourg, mon parrain travailla à la mise au point d’un araire neuf, et il me fallut l’aider. Sa besogne terminée, il me dit, l’air satisfait :

— Il y a combien de temps que je voulais en voir le bout de cet araire ! J’avais bien besoin d’une journée comme ça

Vrai, ce sentiment de calme égoïsme me peina. On s’attendrit aisément quand on est jeune ; plus tard, quand j’eus l’âge qu’avait mon parrain à ce moment, je devins bien aussi pratique que lui.

Le lendemain, ce fut l’enterrement. Nous étions une trentaine à suivre, dans l’épais brouillard froid, le char à bœufs qui portait la bière. À l’entrée du bourg on la descendit et on la déposa sur deux chaises em-