Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, I.djvu/177

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

traire, tu mourras ! Tu ne désires rien, Arthur, tu n’aimes rien, tu vis heureux, car tu ressembles à la pierre, tu ressembles au néant. Oh ! de quoi te plains-tu ? qui te chagrine ? qui t’accable ?

— Je m’ennuie.

— Ton corps, pourtant, ne peut-il point te procurer les plaisirs des hommes ?

— Les voluptés humaines, n’est-ce pas ? leurs grands baisers, leurs tièdes étreintes ? Oh ! je n’en ai jamais goûté, je les dédaigne et les méprise.

— Mais une femme ?

— Une femme ? Ah ! je l’étoufferais dans mes bras, je la broierais de mes baisers, je la tuerais de mon haleine. Oh ! je n’ai rien, tu as raison, je ne veux rien, je n’aime rien, je ne désire rien… Et toi, Satan, tu voudrais mon corps, n’est-ce pas ?

— Un corps ? Oh ! oui, quelque chose de palpable, qui sente, qui se voie, car je n’ai qu’une forme, un souffle, une apparence. Oh ! si j’étais un homme ! si j’avais sa large poitrine et ses fortes cuisses… aussi je l’envie, je le hais, j’en suis jaloux… Oh ! mais je n’ai que l’âme, l’âme, souffle brûlant et stérile, qui se dévore et se déchire lui-même ; l’âme ! mais je ne peux rien, je ne fais qu’effleurer les baisers, sentir, voir, et je ne peux pas toucher, je ne peux pas prendre ; je n’ai rien, rien, je n’ai que l’âme. Oh ! que de fois je me suis traîné sur les cadavres de jeunes filles encore tièdes et chauds ! que de fois je m’en suis retourné désespéré et blasphémant ! Que ne suis-je la brute, l’animal, le reptile ! au moins il a ses joies, son bonheur, sa famille ; ses désirs sont accomplis, ses passions sont calmées. Tu veux une âme, Arthur ? Une âme ! mais y songes-tu bien ? Veux-tu être comme les hommes ? veux-tu pleurer pour la mort d’une femme, pour une fortune perdue ? veux-tu maigrir de désespoir, tomber des illusions à la réalité ? Une âme ! mais veux-tu les cris de désespoir stupide, la folie, l’idiotisme ?