Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, I.djvu/30

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Pourtant il arrive à la tombe du prieur, l’ouvre, le déshabille de son linceul… l’anneau est là qui reluit comme dans ses rêves.

« Où donc est le forfait, disait-il, de prendre quelque chose à un cadavre ? En jouit-il de son anneau, puisqu’il n’a plus ni vie, ni souvenir, ni monde à rêver ? » et il saisit cette main froide et décharnée, s’arrêta encore un instant et regarda avec peine cette barbe blanche, cet air de majesté répandu sur le visage du vieillard. Oh ! c’est alors qu’il aurait voulu qu’il n’y eût dans le cœur des hommes ni remords ni conscience, qu’il aurait voulu oublier le passé, le présent même, et ne penser qu’à l’avenir et à ses rêves ! Et il touchait la main d’un cadavre !

Il arracha l’anneau, le passa à son doigt avec frénésie, puis reprit ses tenailles et recloua le cercueil. Aussitôt il entendit la cloche qui rappelait les moines à la prière de nuit, se leva..... mais il se sentit retenu avec force par le bas de sa robe ; il tomba à la renverse et alla se fracasser le crâne contre la paroi du caveau, et son sang rejaillit sur le cercueil du prieur.

Une année se passa, puis deux, puis plusieurs, jusqu’à ce que l’on ouvrît le caveau pour enterrer un autre prieur. On trouva un squelette entouré d’une robe dont le bas était pris dans les clous du cercueil voisin ; son crâne était horriblement mutilé, un anneau était à son doigt. On creusa la terre à l’endroit même et on l’enterra par pitié ; le soir on dit un De profundis pour le repos de l’âme d’un corps inconnu que l’on avait trouvé dans les caveaux.

Eh bien ! il avait voulu l’anneau pour avoir la vie, lui ; il avait vécu, car rêver, craindre, attendre, posséder à l’agonie, c’est vivre ; à lui comme à bien d’autres, sa richesse fut dans le tombeau, et ses espérances vinrent se briser sous un suaire de mort.