Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, I.djvu/487

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bornes, le gouffre immense, oh ! non, un plus large et plus profond abîme s’ouvrit devant moi. Ce gouffre-là n’a point de tempête ; s’il y avait une tempête, il serait plein… et il est vide !

J’étais gai et riant, aimant la vie et ma mère. Pauvre mère !

Je me rappelle encore mes petites joies à voir les chevaux courir sur la route, à voir la fumée de leur haleine, et la sueur inonder leurs harnais ; j’aimais le trot monotone et cadencé qui fait osciller les soupentes ; et puis, quand on s’arrêtait, tout se taisait dans les champs. On voyait la fumée sortir de leurs naseaux, la voiture ébranlée se raffermissait sur ses ressorts, le vent sifflait sur les vitres ; et c’était tout…

Oh ! comme j’ouvrais aussi de grands yeux sur la foule en habits de fête, joyeuse, tumultueuse, avec des cris, mer d’hommes orageuse, plus colère encore que la tempête et plus sotte que sa furie.

J’aimais les chars, les chevaux, les armées, les costumes de guerre, les tambours battants, le bruit, la poudre, et les canons roulant sur le pavé des villes.

Enfant, j’aimais ce qui [se] voit ; adolescent, ce qui se sent ; homme, je n’aime plus rien.

Et cependant, combien de choses j’ai dans l’âme, combien de forces intimes et combien d’océans de colère et d’amours se heurtent, se brisent dans ce cœur si faible, si débile, si tombé, si lassé, si épuisé !

On me dit de reprendre à la vie, de me mêler à la foule !… Et comment la branche cassée peut-elle porter des fruits ? comment la feuille arrachée par les vents et traînée dans la poussière peut-elle reverdir ? Et pourquoi, si jeune, tant d’amertume ? Que sais-je ? il était peut-être dans ma destinée de vivre ainsi, lassé avant d’avoir porté le fardeau, haletant avant d’avoir couru.

J’ai lu, j’ai travaillé dans l’ardeur de l’enthousiasme, j’ai écrit. Oh ! comme j’étais heureux alors ! comme ma