Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, I.djvu/78

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Mais il n’était plus temps… la femme peut-être était entrée au lupanar acheter un morceau de pain par une vie de prostitution, et le mendiant se débattait entre les arches du Pont-Neuf, tandis que l’orchestre grondait et que les mains applaudissaient d’enthousiasme.

Pour moi, rien ne m’attriste tant que la misère cachée sous les haillons de la richesse, que le galon d’un laquais autour des cheveux nus de la pauvreté, qu’un chant qui couvre des sanglots, qu’une larme sous une goutte de miel ; aussi je plains d’un amour bien sincère les baladins et les filles de joie.

Mais si vous aviez rencontré Marguerite avec ses deux enfants, Marguerite jouant du violon et ses enfants sautant sur le tapis, si vous aviez vu l’indifférence de cette foule curieuse et barbare qui s’avançait avec son regard stupide et ironique, votre cœur eût saigné devant cet excès d’égoïsme parvenu à son plus haut degré de logique.

C’est vrai ! La société a bien autre chose à faire que de regarder une baladine et ses marmots ! L’État s’occupe fort peu si elle a du pain ; d’abord il n’a pas d’argent à lui donner, ne faut-il pas qu’il paye les 86 bourreaux ?

En effet, je l’avoue, par une rude matinée de novembre, personne n’est disposé à s’arrêter sur la place pour regarder des tours de force ; qui se fût arrêté avec intérêt devant Marguerite ?

Les cheveux étaient rouges et retenus par un peigne de corne blanche, sa taille était large et mal faite ; sa robe ? on ne la voyait pas, car un morceau de toile de couleur brune l’entourait jusqu’aux genoux ; puis l’œil descendant jusqu’à terre trouvait un mollet gros et mal fait, entouré d’un bas rose, puis des pieds informes, serrés dans des brodequins d’un cuir épais et cassé ; elle n’avait sur la tête qu’un bonnet de gaze, avec des rubans roses et quelques fleurs fanées qui tombaient sur ses joues pâles et sur sa mâchoire sans dents.