Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, I.djvu/90

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

corde d’un pas léger et qui bondit et qui saute sans balancier.

Depuis deux ans nos deux troupes vivaient en bonne intelligence, et la famille de Pedrillo ne s’était pas repentie de cette association ; tous vivaient heureux, tranquilles, sans souci, mangeant le soir ce qu’ils avaient gagné tout le jour. Marguerite seule était malheureuse.

Et pourtant, son mari ne la battait plus, ses enfants avaient du pain.

Ah ! c’est qu’Isabella était jeune, jolie, elle avait vingt ans, ses dents étaient blanches, ses yeux beaux, ses cheveux noirs, sa taille fine, son pied mignon, et Marguerite était laide, elle avait quarante ans, les yeux gris, les cheveux rouges, la taille grosse, le pied large ; l’une était la femme et l’autre l’amante, l’une était celle qui donnait toujours des reproches, et l’autre de si ardents baisers. Isabellada était devenue mère et elle avait un enfant aussi beau qu’elle ; c’était le second amour de Pedrillo.

Isambart avait regardé tout cela d’un œil de philosophe, et s’était contenté de faire là-dessus une mauvaise pointe, en disant que l’on n’aurait plus besoin d’aller chercher de l’eau pour faire la soupe, puisqu’on avait deux mers sous la tente ; il la répétait à tout venant et disait ensuite : « N’est-ce pas que je suis farceur ? » et il en avait pour une demi-heure a rire.

Ce qui humiliait davantage Marguerite, c’était cette comparaison perpétuelle de tous les jours, de tous les instants, qu’elle avait à soutenir avec Isabellada. Le mépris s’attachait à sa personne, à tout ce qu’elle faisait ; mais ce qui lui faisait le plus de mal, c’était lorsqu’elle entendait, le soir, les baisers des deux amants heureux, lorsqu’elle les voyait s’entrelacer de leurs bras, sans crainte, sans pudeur, mais avec amour ; et puis, l’enfant de Pedrillo ! elle le haïssait d’une jalousie sombre et amère.