Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, II.djvu/143

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s’enterrer puisque les taupes elles-mêmes s’enterraient, il parla au nom de la morale outragée ; on l’avait d’abord écouté, car son discours commençait par des injures, on lui tourna bientôt le dos, un seul homme le regardait attentivement, c’était un sourd. Même un républicain proposa d’ameuter le peuple contre le roi parce que le pain était trop cher et que cet homme venait de mourir de faim ; il le proposa si bas que personne ne l’entendit.

Dans la ville ce fut pis, et la cohue fut telle qu’ils entrèrent dans un café pour se dérober à l’enthousiasme populaire. Grand fut l’étonnement des amateurs de voir arriver un mort au milieu d’eux ; on le coucha sur une table de marbre, avec des dominos ; Jacques et André s’assirent à une autre et remplirent les intentions du bon docteur. On se presse autour d’eux et on les interroge : d’où viennent-ils ? qu’est-ce donc ? pourquoi ? point de réponse.

— Alors c’est un pari, ce sont des prêtres indiens, et c’est comme cela qu’ils enterrent leurs gens.

— Vous vous trompez, ce sont des Turcs !

— Mais ils boivent du vin.

— Quel est donc ce rite-là ? dit un historien.

— Mais c’est abominable ! c’est horrible ! cria-t-on, hurla-t-on !

— Quelle profanation ! quelle horreur ! dit un athée.

Un valet de bourreau trouva que c’était dégoûtant et un voleur soutint que c’était immoral.

Le jeu de billard fut interrompu, ainsi que la politique de café ; un cordonnier interrompit sa dissertation sur l’éducation, et un poète élégiaque, abîmé de vin blanc et plein d’huîtres, osa hasarder le mot « ignoble ».

Ce fut un brouhaha, un « oh ! » d’indignation ; beaucoup furent furieux, car les garçons tardaient à apporter leurs plateaux ; les hommes de lettres, qui lisaient