Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, II.djvu/187

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jusqu’aux formes mêmes que j’avais conçues, je tombais, sans transition, dans un découragement sans fond ; je m’étais cru leur égal et je n’étais plus que leur copiste ! Je passais alors de l’enivrement du génie au sentiment désolant de la médiocrité, avec toute la rage des rois détrônés et tous les supplices de la honte. Dans de certains jours, j’aurais juré être né pour la Muse, d’autres fois je me trouvais presque idiot ; et toujours passant ainsi de tant de grandeur à tant de bassesse, j’ai fini, comme les gens souvent riches et souvent pauvres dans leur vie, par être et rester misérable.

Dans ce temps-là, chaque matin en m’éveillant, il me semblait qu’il allait s’accomplir, ce jour-là, quelque grand événement ; j’avais le cœur gonflé d’espérance, comme si j’eusse attendu d’un pays lointain une cargaison de bonheur ; mais, la journée avançant, je perdais tout courage ; au crépuscule surtout, je voyais bien qu’il ne viendrait rien. Enfin la nuit arrivait et je me couchais.

De lamentables harmonies s’établissaient entre la nature physique et moi. Comme mon cœur se serrait quand le vent sifflait dans les serrures, quand les réverbères jetaient leur lueur sur la neige, quand j’entendais les chiens aboyer après la lune !

Je ne voyais rien à quoi me raccrocher, ni le monde, ni la solitude, ni la poésie, ni la science, ni l’impiété, ni la religion ; j’errais entre tout cela, comme les âmes dont l’enfer ne veut pas et que le paradis repousse. Alors je me croisais les bras, me regardant comme un homme mort, je n’étais plus qu’une momie embaumée dans ma douleur ; la fatalité, qui m’avait courbé dès ma jeunesse, s’étendait pour moi sur le monde entier, je la regardais se manifester dans toutes les actions des hommes aussi universellement que le soleil sur la surface de la terre, elle me devint une atroce divinité, que j’adorais comme les Indiens adorent le colosse