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Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, II.djvu/62

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Et puis sentir dans mon ventre s’agiter quelque chose, et j’avais un espoir infini d’être heureuse, je rêvais, je ne sais à quoi.

Et puis deux enfants sont venus, j’aimais à les porter à ma mamelle, et quand je les regardais dormir, couchés dans notre hamac de roseau, je pleurais, et pourtant j’étais heureuse.

le sauvage.

Mon cœur est triste pourtant, je le sens lourd en moi-même, comme une nacelle pesamment chargée qui traverse un lac, les vagues montent et le pont chancelle. Depuis longtemps déjà (car la douleur vieillit et blanchit les cheveux) un ennui m’a pris, je ne sais quelle flèche empoisonnée m’a percé l’âme et je me meurs.

Hier encore j’errais comme de coutume, mais je ne pressais point de mes genoux les flancs de ma cavale, je ne tendais pas la corde de mon arc ; je m’assis au milieu des bois et j’entendais vaguement la pluie tomber sur le feuillage.

À quoi pensais-je alors ? je regardais les herbes avec leurs perles de rosée. En vain le tigre passait près de moi et venait boire au ruisseau, en vain l’aigle s’abattait sur le tronc des vieux chênes, je baissais la tête, et des larmes coulaient sur mes joues. Quand ce fut le milieu du jour et que les rayons de l’astre d’or percèrent en les branches, je vis cette lumière sans un seul sourire. Oh ! non, j’étais triste.

Et pourtant Haïta est belle, je n’aime point d’autre femme, mes enfants sont beaux, mon cheval court bien, mon arc lance la flèche, ma hutte est bonne et, quand j’y reviens, il y a toujours pour moi des fruits nouvellement cueillis et du lait tiré à la mamelle de ma vache blanche. Hélas ! j’ai pensé à des choses inconnues, je crois que des fées sont venues danser devant moi et m’ont montré des palais d’or dont