Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, II.djvu/65

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Est-ce qu’il va y avoir une bataille, et que la plaine va être couverte de mille guerriers avec leurs chevaux à la crinière flottante, avec l’arc tendu, et la mort au bout de chaque flèche ? Oh ! comme il y aura des cris et des flots de sang !

Non ! c’est peut-être un long voyage, comme celui des oiseaux qui passent par bandes et traversent les océans ; et moi il faut partir seul !… Mais où irai-je ? je n’ai pas des ailes comme eux.

Je dirai donc adieu à ma femme, à mes enfants, à ma hutte, à mon hamac, à mon chien, au foyer plein de bois pétillant, au lac où je me mirais souvent, aux bois où je respirais plein d’orgueil ; adieu à ces étoiles, car je vais voir d’autres cieux… Et ma cavale ? faudra-t-il la laisser ? Mais, si elle mourait en chemin, les vautours viendraient donc manger ses yeux ?… Et puis, quand mes enfants seront plus grands, ils monteront dessus comme moi et ils iront à la chasse pour leur vieille mère… Mais la pauvre bête sera morte, la hutte sera détruite par l’ouragan, l’herbe sera flétrie, tout ce qui m’entoure ne sera plus et sera parti dans la mort !

Allons donc ! la nuit vient, la brise du soir me pousse, il faut partir, je pars. Adieu mes enfants, adieu Haïta, adieu ma cavale, adieu le vieux banc de gazon où ma mère m’étendait au soleil, adieu, je ne reviendrai plus.

satan.

Vite ! Vite donc ! N’entends-tu point dans l’air des voix qui te disent de partir ? Pars donc !

Tu crains de quitter Haïta ? je te donnerai d’autres femmes ; tu crains de quitter ton cheval ? je te donnerai des chars ; au lieu de la hutte tu auras des palais, au lieu des bois tu auras des villes… des villes, du bruit, de l’or, des bataillons entiers, une fournaise ardente, une frénésie, une ivresse folle !