Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/100

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en parlant d’autre chose. S’il eût voulu cependant, comme cela eût été vite fait ! Jules avait son manuscrit tout prêt dans sa poche et l’en eût tiré à l’instant même, mais la pudeur lui retenait la langue, quelque envie cependant qu’il avait d’être compris.

Il sentait bien, néanmoins, qu’il s’humiliait à courtiser cet homme, lui si fier et si noble, et il en rougissait de honte vis-à-vis de lui-même ; chaque matin pourtant, ses pieds le traînaient d’eux-mêmes à l’auberge du Lion d’Or ; dans l’illusion de sa vanité il croyait presque aimer Bernardi et qu’une sympathie réelle l’attirait vers lui. Tous les grands hommes, d’ailleurs, n’ont-ils pas été ainsi d’abord empêchés par mille obstacles, niés, injuriés, abreuvés d’outrages ? une partie de leur génie n’a-t-elle pas été leurs malheurs ? voilà ce qu’il se disait pour se consoler, et ce qui le consolait peut-être.

On savait, dans sa ville, qu’il fréquentait les comédiens et qu’il voulait leur faire jouer quelque chose, cela faisait événement, on en causait beaucoup ; les gens qui le voyaient tous les jours étaient étonnés et demeuraient ébahis, on le blâmait généralement, et ses anciens camarades assuraient qu’il serait sifflé. Il n’y avait guère que les petits jeunes gens qui l’approuvassent et qui eussent voulu être à sa place, pour aller gratis au spectacle et entrer dans les coulisses. Sa mère redoutait pour lui le danger des mauvaises sociétés, et son père l’avait averti de prendre garde aux amourettes et de veiller à sa bourse. Le dimanche, dans les grands dîners de famille, dans ces bons vieux dîners de bourgeois que tout homme en naissant est appelé à subir comme le service militaire et les impôts, les hommes de cinquante à soixante ans, les hommes établis, mariés, propriétaires et contents du gouvernement, se moquaient tous de ses prétentions littéraires et le raillaient finement en lui donnant des conseils : « Où ça vous mènera-t-il ? faites comme tout le monde,