Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/121

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

blanche de la grande route, se traînait un large point noir qui diminuait de grandeur en s’éloignant de moi ; tout était silencieux, seulement j’entendais un bruit sourd qui arrivait jusqu’à moi ; de temps à autre le point noir s’arrêtait, et puis repartait. En ce moment le soleil perça les nuages et éclaira en plein le sommet de la montagne, qui semblait toucher au ciel, et je vis sortir d’un des côtés de la route deux formes, l’une près de l’autre. Le soleil brilla encore plus, si bien que le sol parut s’éclairer de lui-même, comme un verre de couleur qu’on allume en dedans, et je distinguai le conducteur de la voiture et ses deux chevaux qui soufflaient, au haut de la montée. Il y avait sur la gauche un petit taillis, d’où étaient sorties ces deux formes vagues, qui touchaient en ce moment au marchepied de la calèche ; je crus voir du bleu et quelque chose de flottant comme une robe. Et puis tous les objets grandirent et je les vis nettement. Bernardi donnait le bras à Lucinde, il s’approcha d’elle et l’embrassa, je crois qu’ils riaient et qu’ils parlaient de moi. Et un roulement plus vif recommença, je me couchai l’oreille contre terre pour l’entendre plus longtemps.

« Je suis redescendu dans la vallée, j’ai repassé lentement dans ce village que j’avais traversé en courant, je me suis accoudé sur le parapet du pont pour voir l’eau tourbillonner sous l’arche et emporter les brins d’herbe qu’elle arrachait sur les bords ; la mousse montait le long du mur et courait vers moi, comme pour me prendre, le torrent parlait et m’appelait à lui. Oh ! que n’étais-je une de ces gouttes d’eau qui se roulaient avec furie et qui s’anéantissaient aussitôt dans la vapeur de leur colère !

« — La charité ! la charité ! murmura à mes oreilles une petite fille en guenilles qui marchait pieds nus dans la poussière et me tendait la main avec un visage souriant !