Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/130

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mais quand on retrouvait le jour ils prenaient promptement une tenue convenable, à cause du public qui était là.

Pendant douze heures, depuis onze heures du matin jusqu’à onze heures du soir, ils vécurent ensemble, isolés dans leur égoïsme comme s’ils eussent été les deux seuls êtres de la création ; ils mangèrent seuls, s’assirent seuls sur l’herbe, se promenèrent seuls dans les champs et repartirent à la nuit, plus heureux que des rois. Ce sont de ces souvenirs-là, quand on en a de pareils, qui réchauffent les os des septuagénaires et leur font regretter la vie.

Ils s’étaient d’abord donné de leurs cheveux, avec promesse de les porter toujours ; puis on échangea des bagues, puis on se fit faire son portrait à la miniature et on l’encadra au fond d’une petite boîte bien rembourrée, qui s’ouvrait cent fois par jour. Henry était peint en robe de chambre, nu-cou, l’œil vers l’horizon, les cheveux au vent ; Mme Émilie était de face et souriait, elle avait cette robe jaune qui la rendait si belle, le soir surtout, et qu’Henry aimait tant.

Il fallait néanmoins que le père Renaud fût né destiné à être époux, pour ne s’apercevoir de rien ; on eût dit même que la négligence des deux amants voulait provoquer quelques-unes de ces collisions domestiques qui colorent la vie bourgeoise et lui donnent les proportions de l’art. Mille fois dans le jour, Mme Renaud entrait dans la chambre d’Henry, Henry dans celle de Mme Renaud ; ils se parlaient à mi-voix quand ils se rencontraient quelque part, sortaient peu de temps l’un après l’autre et rentraient presque à la même heure ; ils avouaient même, devant tout le monde, une sorte d’intimité intellectuelle qui faisait, disaient-ils, qu’ils se plaisaient beaucoup à être ensemble.

Mme Renaud surtout n’y mettait pas toute la retenue habituelle à son sexe ; elle paria un jour avec Henry qu’elle