Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/175

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Oui, nous avons bien fait, c’est le ciel qui nous l’a inspirée cette idée-là ; ici nous n’étions heureux qu’à demi, le monde nous gênait, tout nous gênait ; là-bas nous serons à nous, nous serons seuls, nous serons libres.

Il marchait de long en large, il parlait haut, son geste était puissant, et sa figure rayonnait comme à l’enfantement des pensées fécondes.

— On étouffe ici, disait-il ; y rester ce serait y mourir, t’y laisser seule ce serait un crime ; viens avec moi, partons ensemble, puisque la société nous a entravés dans notre amour, laissons-la avec ses prédilections et ses préjugés, partons ensemble, fie-toi à moi, je te soutiendrai, je te l’ai promis, je le veux toujours.

— Et à qui me fierais-je, dit-elle, si ce n’est à toi ? qui est-ce qui m’aime au monde, si ce n’est toi ?

— Puisque Dieu a voulu que nous nous aimions, il ne nous abandonnera pas dans notre union ; et puis les jours, les nuits, les matins, les soirs, tout sera à nous, Émilie, tu porteras mon nom, tu seras ma femme à moi, rien qu’à moi, je suis ton époux, ton seul époux !

— Je voudrais déjà y être, dit-elle.

— C’est moi qui arrangerai ta vie, je te choisirai un coin de la terre, je le travaillerai comme un nid pour y poser mon amour, je le tapisserai de dentelles et de velours, je le meublerai de tes couleurs, des miennes ; il sera à nous, personne n’y mettra les pieds, je te protégerai et te défendrai ; si quelqu’un t’outrage, j’aurai le droit de le tuer, notre bonheur n’aura plus besoin de lâchetés pour le couvrir, il s’étalera au soleil et s’épanouira tout à l’aise.

— Quand je pense à cela, dit-elle, mon cœur en est ébloui, nous avons été si heureux dans cette maison que…

— Nous ne l’avons jamais été, interrompit-il, ne