Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/181

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française fut toute disposée à laisser fuir en pays étranger ce jeune homme perdu avec cette femme corrompue. Ils étaient étonnés eux-mêmes du peu d’obstacles qu’ils trouvaient, et ils regardaient cela comme de bon augure.

Leur place était retenue aux Messageries sous un faux nom ; c’était le lendemain, à six heures du soir, qu’ils devaient partir. Mme Émilie monterait en fiacre comme pour aller au spectacle, Henry irait dîner avec Morel, il avait même donné rendez-vous à celui-ci au Palais-Royal, galerie vitrée.

La nuit, la dernière nuit, comme il dormait à peine, balancé entre la veille et le rêve, il entendit une forme légère passer le long des lambris : c’était elle encore comme naguère, tremblante et émue comme aux premiers jours, toute en blanc, nu-tête, la peau chaude.

Le matin, il se promena dans le jardin avec elle, il marcha encore une fois à toutes les diverses places où, à des jours différents, il avait marché, rêvé, aimé. Il entra aussi dans le cabinet de M. Renaud, s’assit sur les chaises, sur les fauteuils, regarda le titre des livres ; il visita tous les appartements, il erra dans les corridors et dans l’escalier ; en contemplant cette nature inerte et pourtant expressive par les souvenirs qui s’en exhalaient, il se demandait comment il ferait pour s’en détacher, et si elle ne participait pas à la substance même de son cœur.

À mesure que le soir approchait, il aurait voulu qu’il reculât indéfiniment ou qu’il arrivât de suite à l’improviste. Tant il est vrai que l’homme semble fait pour être régi par le hasard, tout événement qui dépend de sa volonté l’étonne, le trouble comme une tâche trop forte pour lui ; il en appelle l’arrivée avec des souhaits ardents, et tout à coup il le conjure d’aller en arrière, comme un fantôme évoqué dont on a peur.

Vint enfin l’heure du départ, qui sonna indifférente