Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/197

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maison, de leur famille, et qui sans doute, au fond d’eux-mêmes, se trouvent néanmoins doux, humains, sobres, tempérants, moraux, patriotes et vertueux, regardant certaines choses élevées comme des niaiseries, mais en prenant au sérieux bien plus de bouffonnes, à commencer par eux-mêmes.

En connaissez-vous ainsi ? en avez-vous vu quelquefois — ne fût-ce que vous-même, par hasard — avoir horreur des araignées et épouser de vieilles femmes, permettre qu’on fume dans leur pipe et non pas qu’on boive dans leur verre, crier au cynisme devant le mot propre et le mettre en pratique tous les jours, ne pouvoir dormir après une tragédie, mais bien dîner en sortant de la cour d’assises, trouver juste après tout que l’on bombarde Constantinople, car ce sont des Turcs, mais se fâcher tout rouge si on casse leurs vitres, car on attente à leurs droits ? Tout dépend du mot, de la circonlocution, de la lunette qu’on emploie, si c’est un télescope ou un microscope. La glace est excellente en été, mais qui en désire l’hiver ? et pourtant la glace est toujours la glace ; le feu dilate les métaux, il fait évaporer les liquides et durcit les œufs, on le maudit en hurlant quand il vous brûle, et ceux qui couchent sur la neige l’alimenteraient, j’en suis sûr, avec les planches du cercueil de leur mère.

Et la vie elle-même, la vie, n’est-elle pas le même plat rabâchage, le même air éternel, avec ses notes aiguës dans le haut, qui déchirent l’oreille, et ses basses sourdes continues, qui tiennent la mesure ? Je vous ai vu naguère l’appelant une mélodie divine où votre cœur se fondait, les mots alors vous manquaient pour exprimer l’extase où l’enchantement de cette composition magnifique vous tenait suspendu ; la joie débordait de vous comme d’une coupe trop remplie, et vous pleuriez d’être heureux ; mais aujourd’hui, parce que votre femme est morte, votre chien perdu, vos bottes trouées, ou qu’on vous poursuit pour dettes,