Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/217

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reins, je te ferai bondir en l’air et je te sèmerai à tous les vents, aux quatre coins du monde.

Il se fit donc afficher dans les journaux comme professeur de français, de belles-lettres et d’histoire, mais il ne se présenta aucune leçon particulière. Il loua ensuite un grand local pour y faire un cours public, mais il n’eut pas d’auditeurs ; pendant une semaine entière il eut la constance, chaque soir, d’aller se placer dans la chaire et de regarder, tout seul, les quinquets brûler. Après quoi, il resta à passer ses soirées chez lui, en tête à tête avec Émilie.

La vie matérielle, dont jusqu’à présent il avait à peine senti les écorchures, commença à le saisir de toutes ses tenailles et à le déchirer avec tous ses ongles. Chose hideuse ! il fallut s’inquiéter de manger et de dormir ; ils allèrent à Boston, croyant y trouver une fortune meilleure, à Baltimore ensuite, puis ils revinrent à New-York sans plus de chances d’y être mieux, mais l’espérant cependant.

Vainement se retournait-il de tous les côtés et cherchait-il dans sa tête quelque chose à imaginer ou à exécuter qui pût lui faire gagner sa vie, mais n’ayant à son service ni science ni industrie quelconque, en connaissant à peine le jargon de l’une d’elles, il n’était pas même capable de se présenter comme teneur de livres chez un marchand de suif ou de coton ; incapacité dont il était fier au fond, mais alors, poussé par le besoin qui l’humiliait à la surface, il frappa à la porte de tous les libraires, se présentant comme traducteur et compilateur de publications d’outre-mer ; on n’avait que faire de ses commentaires et de ses traductions, on le remercia de ses services.

L’inquiétude de l’avenir et le malaise de la situation actuelle s’augmentaient encore par la présence d’Émilie, témoin ordinaire de ses déboires et de ses angoisses.

Habituée à le regarder comme la force et le génie