Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/284

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tion pour les mouvements de son cœur et les ébranlements de sa sensibilité pour des passions réelles, mais elles passaient si vite qu’il les reconnaissait pour des idées ou pour des sensations fugitives ; c’est ainsi qu’il laissa inachevées plusieurs intrigues, nouées pour passer le temps et dont il était ennuyé dès qu’il entrevoyait le dénouement. Il descendait si vite dans toutes les choses qu’il en voyait le néant du premier coup d’œil, comme ces sources à fleur de terre, dont on trouve le fond rien qu’en y plongeant les pieds.

Il retrouva Bernardi, qui jouait à l’Ambigu les rôles de vieux princes. Cet homme devait lui rappeler des souvenirs cruels, il eût pu ne pas le voir ; il le vit exprès, à cause de cela même, et il s’étonna de se plaire avec lui tout autant qu’autrefois, au temps du Chevalier de Calatrava. Jules se lia avec lui, ils renouèrent leur amitié et se lièrent plus intimement que jamais, ils parlaient de Mme Artémise et surtout de Mlle Lucinde, partie à Londres s’y établir marchande de modes ; elle avait été longtemps la maîtresse de Bernardi, après avoir été celle de bien d’autres et avant de l’être aussi d’un plus grand nombre. Jules aimait à causer d’elle, à entendre de la bouche même de Bernardi mille détails intimes qui la dégradaient, mille faits qui outrageaient le souvenir qu’il en avait gardé ; il se la figurait dans les bras de ce comédien vulgaire, il la voyait embrassée par cette bouche-là, déshabillée par ces mains-là, aimant d’un sale amour toute cette sale personne ; et le considérant avec une attention tendue, il tâchait de retrouver sur lui quelque chose d’elle, comme une exhalaison du passé et un reste d’odeur.

À force de satisfaire ce singulier besoin, il finit par ne plus l’éprouver ; quand il eut bien traîné dans la boue, retourné et rompu à toutes ses articulations le tendre et douloureux amour de sa jeunesse, et que la férocité de son esprit se fut repue de ce spectacle, il trouva moins de charme dans la société de Bernardi,