Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/303

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sentiment intime, par ce qu’ils auraient pu dire à tout autre, au passant, au premier venu.

La vie se passe ainsi en sympathies trompeuses, en effusions incomprises ; ceux qui s’endorment dans la même couche y font des rêves différents, on rentre ses idées, on refoule son bonheur, on cache ses larmes ; le père ne connaît pas son fils ni l’époux son épouse, l’amant ne dit pas tout son amour à sa maîtresse, l’ami n’entend pas l’ami, aveugles qui au hasard tâtonnent dans les ténèbres pour se rejoindre, et qui se heurtent et se blessent quand ils se sont rencontrés.

Voilà comme leurs cœurs se séparèrent lentement, par la seule force des choses, sans cause immédiate, sans déchirement ni douleur, de même qu’un fruit mûr qui a subi des modifications insensibles depuis le jour qu’il fallait le manger jusqu’à celui où il disparaît en pourriture. À l’étroite union de leur jeunesse succéda une affection plus relâchée, plus facile, moins sujette à se dénouer que l’autre, moins apte aussi à grandir et à s’étendre. Nous ne pouvons pas rejeter complètement de nous-mêmes nos anciennes amitiés, ce serait s’ôter trop de choses et se démanteler à plaisir ; mais ce respect égoïste, plus impie que la haine, est encore une illusion qui nous empêche de voir celle que nous avons perdue.

Ils continuèrent donc à se communiquer leurs actions et leurs pensées, ne s’avouant plus la cause de ce qu’ils faisaient et ne s’exposant plus les entrailles de ce qu’ils pensaient. Si Henry disait qu’il aimait, il ne confessait pas la force ou la faiblesse de son amour ; si Jules parlait d’une œuvre, il ne révélait pas tout son mépris ou toute son admiration, sûr d’avance qu’Henry ne la méprisait pas comme lui pour ces motifs, ne l’admirait pas au même degré ou par les mêmes côtés.

Henry trouvait que Jules ne prenait pas assez de part à ses petits bonheurs, à tous ses projets d’ambition ; celui-ci était piqué qu’il ne s’associât pas davan-