Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/308

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adroit, il se plie sous les circonstances quand il ne peut pas les plier à sa volonté ; son ardeur pour la richesse et pour le pouvoir n’ôtent rien à sa générosité ni à sa gaieté ; il travaille et il va dans le monde, il étudie et il chante, il rit et il pense, il écoute les sermons sans bâiller, il entend dire des sottises sans lever les épaules ; c’est l’homme dans toutes ses inconséquences et le Français dans toute sa grâce. Il n’a pas de dégoût après l’orgie ni d’amertume après le plaisir ; il ne redoute personne mais il respecte tout le monde, à couvert sous l’opinion il se moque de chacun. Il croit en lui plus qu’aux autres, mais au hasard plus qu’à lui-même ; les femmes l’aiment, car il les courtise ; les hommes lui sont dévoués, car il les sert ; on le craint, parce qu’il se venge ; on lui fait place, parce qu’il bouscule ; on va au devant de lui, parce qu’il attire.

Il promène ses yeux dans un salon, et du premier coup d’œil il voit la femme qui sera sa maîtresse ; il le veut, elle le devient ; il n’a pas désiré celle qui peut-être eût résisté, ou bien celle qui l’eût repoussé ne s’y est pas trouvée. Il convoite quelque chose, et presque à l’heure prévue il la saisit ; ce qu’il prévoit arrive, ce qu’il désire se réalise ; il a des amis de caractères et de professions différents qui lui parlent chacun de leur passion ou de leur manie diverses, et auxquels il communique en retour ce qu’il a en lui de passions analogues et de propensions semblables ; il possède une voiture pour sortir quand il pleut, et un cheval pour se promener quand il fait beau temps ; les mères de famille vantent sa moralité, les jeunes filles rêvent à sa belle figure, les hommes envient son esprit, le gouvernement sollicite son talent.

L’avenir est à lui ; ce sont ces gens-là qui deviennent puissants.

Jules a 26 ans, il a dans les manières l’air fatigué des gens qui ont éprouvé de grands chagrins, ou l’allure débraillée de ceux qui ont fait de grandes dé-