Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/34

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fromage, qui se mit à vibrer du coup. On se passa les verres de main en main, vivement, pêle-mêle ; la mousse tombait sur la nappe et sur les doigts, les dames riaient ; il y a ainsi des bonheurs infaillibles.

Après le dîner, dans le salon, Mme Émilie prit Henry à part et le complimenta sur la manière dont il avait soutenu ses idées.

— Oh ! je vous écoutais parler, dit-elle ; tout ce que je pensais, vous le disiez. Comme vous les avez tous vaincus ! Je suis bien de votre avis, allez, vous aviez raison, mille fois raison.

— J’ai eu tort, répondit-il lentement et en faisant dans sa phrase de longs points d’arrêt ; à quoi bon exprimer quelque chose du sentiment qui vous anime à des gens que rien n’anime, et vouloir faire passer un peu de la poésie qui vous gonfle le cœur dans des cœurs fermés pour elle ? c’est peine perdue et sottise, c’est une folie, une maladie que j’avais beaucoup naguère, mais dont je me guéris chaque jour.

— Est-ce que vous seriez poète par hasard ?

— Qui vous l’a dit ?

— Je devine.

— Mais j’aime à lire les poètes, continua Henry sans avoir l’air d’y prendre garde. Et vous ? n’aimez-vous pas aussi à vous bercer mollement dans leur rythme, à vous laisser emporter par le rêve d’un génie sur quelque nuage d’or, au delà des mondes connus ?

Mme Renaud le regardait parler.

— Ce sont de grands bonheurs, n’est-ce pas, dit-elle avec une expression d’ignorance avide.

Et tout en causant ainsi ils parlèrent ensemble des histoires d’amour fameuses au théâtre, des élégies les plus tendres ; ils aspirèrent en pensée la douceur des nuits étoilées, le parfum des fleurs d’été ; ils se dirent les livres qui les avaient fait pleurer, ceux qui les avaient fait rêver, que sais-je encore ? ils devisèrent