Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/354

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Hermance.

Grands dieux ! Qu’ai-je entendu ?

Ismène.

Grands dieux ! Qu’ai-je entendu ? Répondez ! quel ennui…

Le Garde.

Déjà Phébus chassait les ombres de la nuit ;
Fidèle à mon devoir, je me levais, tranquille.
Tout dormait dans les champs, tout dormait à la ville.
Dans les bras du sommeil les mortels épuisés
Oubliaient un moment leurs travaux commencés,
Mais ceux que Mars enflamme et guide à la victoire
Pour un lâche repos ne vendent point la gloire.
J’allais ; mes compagnons qu’avertissait le jour
Pour me céder la place attendaient mon retour.
Seigneur, vous connaissez la puissante barrière
Des Calédoniens protégeant la frontière,
Où flottent menaçants, sur le haut des remparts,
De l’illustre Gonnor les brillants étendards ?
J’arrive, et je confie à la garde qui veille
Le mot que ne doit pas entendre une autre oreille.
Soudain, à mes regards quel spectacle nouveau !
Ô prodige ! ô terreur ! De ce sombre tableau
Quels mots retraceront l’aspect épouvantable,
Et de ce jour affreux l’aurore lamentable ?
À peine j’avais dit, que, pâles et tremblants,
Je vois frémir d’effroi ces guerriers chancelants ;
D’une épaisse sueur l’exhalaison impure
De leurs membres gonflés coule sur leur armure ;
Leur cuisante douleur en mille cris se perd ;
Comme sur un serpent d’écailles recouvert
Tout à coup de leur peau des rougeurs inégales,
En cercle se formant, sortent par intervalles ;
Leur face en est semée, et leurs traits confondus
Sont un amas sans nom qu’on ne reconnaît plus !
L’un sur l’autre tombant et roulant sur la terre,
Sans gloire et sans combats ils mordent la poussière ;
De leur sein palpitant un cri suprême sort
Que pousse la douleur et qu’arrête la mort.
Je fuis, plein de terreur, et leur fétide haleine,
Épouvantable adieu, me poursuit dans la plaine.