Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/54

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et Mme Émilie éprouvaient l’un pour l’autre, à peine, je crois, s’ils se l’avouaient à eux-mêmes. Heureux tous deux, ils vivaient dans la plénitude de leur sentiment, jouissant de s’aimer, espérant bien qu’ils s’aimeraient plus encore, s’avançant dans cette béatitude comme en un chemin facile, inondé de clartés divines, parfumé de chaudes brises, tranquilles et enivrés, presque endormis même.

Alvarès aussi aimait de plus en plus Mlle Aglaé, il avait extrait des keepsakes beaucoup de pièces de vers sur la chute des feuilles, sur un baiser, sur la rêverie, sur des cheveux, et il les copiait dans un bel album tout neuf. Mendès avait rencontré deux fois Mme Dubois, sa gorge lui bouleversait les nerfs, il apprenait à jouer de la flûte. Le seul Shahutsnischbach n’était pas amoureux, il travaillait toujours aux mathématiques, les mathématiques dévoraient sa vie, il n’y comprenait rien. Jamais M. Renaud n’avait eu de jeune homme plus studieux… ni plus stupide, Mendès lui-même le regardait comme un butor.

Tous ces gens-là aimaient. Ils vivaient sous le même toit, isolés quoique réunis, cachant leur sentiment, poursuivant leur idée, leur manie, chacun avec un amour divers et des songes à lui. Il n’en est pas de même des moutons : quand vous les voyez brouter au versant des collines, ou cheminer tassés en troupeau et bêlant le long de la grande route, ils n’ont qu’une idée, dites-vous, c’est l’herbe qui est tendre ; qu’un amour, c’est le bélier qui se pousse sur eux ; qu’une crainte, c’est le chien qui leur mord les jarrets ; qu’un souci, c’est l’homme rouge au grand couteau qui coupe le cou de leur famille. Mais les hommes ? qui dira ce qui se passe dans tous ces crânes couverts de chapeaux ? et où vont tous les pas de ce grand troupeau à l’œil sombre ?

Un soir, Henry était dans le cabinet de Mme Renaud — c’était, dans la semaine, le lieu de réunion après le