Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/70

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trions encore au café. Il était enchanté, disait-il, de trouver quelqu’un avec qui causer, car il déteste la province ; en cela je suis bien de son avis. Il me donna mes entrées gratuites, mais je n’osais trop en profiter, quand un jour, dimanche dernier, m’ayant engagé à le suivre à une répétition, je l’accompagnai, et c’est là que commence cette longue histoire que je t’envoie.

« Quand nous entrâmes dans la salle, tout était vide ; dans les loges, les banquettes étaient relevées, les portes ouvertes, les grilles à demi abaissées. À peine y voyait-on, un jour faux et éclatant tombait d’en haut sur le parterre et, passant entre les décors, traçait de longues lignes de lumière sur les planches de la scène ; un grand rayon de soleil, entré par un trou de la muraille, traversait en diagonale tout le théâtre, une poussière dorée et remuante montait en tressaillant dans cette ligne droite, un quinquet de la rampe, frappé par lui, brillait et éclairait comme allumé. On marchait dans les corridors, on appela deux ou trois noms, j’entendis sonner une clochette, les acteurs arrivèrent et la répétition du vaudeville commença.

« Je m’étais assis dans les coulisses, sur une caisse qui se trouvait là, je touchais les décors avec mes mains, je regardais les acteurs et les actrices de près, je regardais la salle vide et je me la figurais pleine, grande, mille fois plus grande, éclairée, remplie de bruit, éclatante de lumière et de couleurs. Je humais à pleine poitrine cette odeur du théâtre qui est un des amours de mon enfance ; ou bien, la tête levée au ciel, n’écoutant guère la pièce et flottant alors dans je ne sais quelle capricieuse rêverie mêlée d’art et d’amour, fantaisie charmante où l’on sent des émanations voluptueuses, où l’on entend des bruits de fanfares, je contemplais la frise du manteau d’Arlequin trembler au vent frais, qui venait du dehors par les fenêtres ouvertes et faisait frissonner les feuilles des marronniers qui ombragent la place d’Armes.