Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/9

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À quoi pensait-il ?

À son enfance, à son pays, au jardin de son père. Il revoyait toutes les plates-bandes, tous les arbres, et le vieux cerisier où il avait établi une balançoire, et le grand rond de gazon où il s’était si souvent roulé, à l’époque surtout où on le tondait, ou bien au mois d’avril, quand il était couvert de marguerites.

Il pensait aussi à ces trois jeunes gens, ses plus vieux camarades, ceux avec qui autrefois il avait joué au gendarme et au voleur : l’un s’était fait marin, le second était mort en Afrique, le troisième s’était déjà marié ; tous trois étaient morts pour lui.

Il pensa aussi à une tante défunte depuis longtemps et qu’il n’aimait pas quand elle vivait.

Il songea à son bon temps de collège, à son pupitre tout abîmé de coups de canif et noirci d’encre, aux marronniers de la cour, et aux greniers de l’église où l’on allait dénicher des hirondelles. Il songea encore à ces après-midi du jeudi, si pleins de joie et de tumulte ; il revit un petit café où ils se réunissaient pour fumer et pour causer politique, il revit les tables ébréchées et la vieille femme qui les servait.

Il songea aussi à la petite fille qu’il avait aimée à sept ans, à la demoiselle qui l’avait ému à douze, à la dame qui l’avait tourmenté plus tard ; il se rappela successivement tous les lieux où il les avait vues, il tâcha même de se reconstruire tous les mots oubliés qu’elles avaient pu lui dire, mais sa mémoire avait perdu quelques-uns de leurs traits ; il se rappelait seulement les yeux de l’une, la voix de l’autre, ou bien rien qu’un certain geste, au souvenir duquel son cœur tressaillait tout entier.

Il voulut faire des vers appropriés à son état d’esprit, mais, comme il fut longtemps à attraper la rime du second, il s’arrêta tout court. Il voulut ensuite écrire des pensées détachées, mais il n’en trouva aucune.