Page:Gustave Flaubert - La Tentation de Saint-Antoine.djvu/276

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la piscine était vide, et sur les dalles sablées de poudre bleue, la lune allongeait ses rayons clairs.

antoine.

De qui donc parle-t-elle ?

maximilla.

C’était à la fin de l’été, nous revenions de Tarse par les montagnes, quand, à un détour du chemin, nous vîmes un homme sous un figuier ; il en cueillait les feuilles et les jetait au vent, il en arrachait les fruits et il les écrasait par terre.

Du plus loin il nous cria de nous arrêter, et comme nous avancions toujours, il se précipita vers nous en nous injuriant. Un des cavaliers le frappa de son fouet, les esclaves accoururent avec leurs épieux ; il se mit à rire, d’un rire terrible qui fit cabrer les chevaux, et les molosses se mirent à hurler tous ensemble.

Il était nu-pieds, debout, au bord du précipice, la sueur coulant sur son visage olivâtre, le vent de la montagne faisait claquer son manteau noir.

Il nous appelait tous par nos noms, et nous racontait nos existences, il nous reprochait la vanité de nos œuvres, la turpitude de nos corps, l’abomination de nos richesses, et il levait le poing du côté des dromadaires, à cause des clochettes d’argent qu’ils portaient sous la mâchoire.

Il monta au-dessus du figuier, sur un pan de roc, dans la montagne. Alors il se mit à me regarder en face dans les yeux et à me parler. Cela me tourmentait, et pourtant cela me délectait aussi ; il m’épouvantait, mais je l’adorais, j’aurais voulu fuir, il fallait que je restasse toujours ; sa colère me glaçait d’épouvante jusqu’à la moelle, puis il avait tout à coup, parfois, au contraire, je ne sais quel voluptueux langage mêlé de brises et de parfums, qui me berçait doucement avec des enivrements et des excitations. Les esclaves s’approchèrent en disant : « Nos bêtes n’ont rien mangé, voici la nuit, il faudrait partir » ; puis ce furent les femmes qui dirent à leur tour : « Nous ne pouvons pas rester là, nous avons peur des voleurs » ; puis ce furent les enfants qui crièrent : « Nous avons faim ! nous avons froid ! » et comme on n’avait pas répondu aux femmes, elles s’en allèrent.

Puis ce fut l’époux qui s’approcha et qui dit : « Que veux-tu donc ? resteras-tu toujours là ? » et les enfants pleuraient toujours et s’en allèrent retrouver les femmes, les bêtes de somme périrent dans les précipices, les chiens rompirent leurs chaînes et s’enfuirent de côté et d’autre dans la montagne.

Lui, il continuait. Sa voix sifflait, ses paroles tombaient précipitées,