Page:Gustave Flaubert - La Tentation de Saint-Antoine.djvu/386

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relevons la tête, soyons beaux, soyons fiers ; tournons, tournons sur nos chevaux de manège, qui glopent sans bride et ruent du sable à la face du peuple applaudissant. L’idée, comme eux, avec des pompons roses à la crinière, nous porte sur sa croupe où nous restons debout. Humons la fumée de ses naseaux, et claquons des doigts, et frappons du talon pour qu’elle coure plus vite encore.

Chantons, imitons la voix de tous les êtres, depuis le reniflement du rhinocéros jusqu’au bourdonnement de la mouche ; bariolons-nous de plumes d’oiseaux, teignons-nous du suc des plantes, couvrons-nous de coquillages, de palmes vertes, de médailles et d’oripeaux ; tapons sur des chaudrons, amusons-nous, égosillons-nous, tordons nos corps dans des poses hors nature, lançons-nous en l’air comme nos boules de cuivre, et que notre âme, partant avec nos cris, s’envole bien loin, dans une hurlée titanique.

Ohé ! ohé !

Le soleil paraît tout à coup et l’on revoit la demeure d’Antoine telle qu’elle est ; seulement la plate-forme est agrandie, il y a plus d’espace, l’horizon est plus reculé.
Une lumière blanche poudroie dans l’air, les rochers se fendent de sécheresse, le cochon halette comme s’il allait mourir, Antoine ruisselle de sueur.
Il relève la tête et il voit en face de lui trois cavaliers, montés sur des onagres, vêtus de robes vertes, tenant des lis à la main et se ressemblant tous de figure. Ils ne bougent, les onagres non plus qui, abaissant leurs grandes oreilles, tendent le cou et montrent les gencives en écartant les lèvres. Antoine se retourne et il voit derrière lui trois autres cavaliers semblables sur de pareils onagres, alignés de même, dans la même posture.
Les cavaliers restent immobiles, le flanc des bêtes bat fort, comme si elles venaient de courir.
Antoine se relève. Alors les onagres, tous à la fois, s’avancent d’un pas et frottent leur museau contre lui, et essaient de mordillonner son vêtement.
Un bruit de tam-tam que l’on frappe à grands coups, le sautillement d’une clochette, des clameurs qui se prolongent, des voix qui crient : « Par ici ! par ici ! c’est là ! » ; et des étendards paraissent entre les fentes des rochers, avec des têtes de chameaux en licol de soie rouge, des mulets chargés de bagages et des femmes empaquetées de voiles violets, montées à califourchon sur des chevaux pie.
Les bêtes se couchent sur le ventre, les esclaves se précipitent sur les ballots et en dénouent les cordes avec leurs dents ; on jette des fleurs, on déroule des tapis, on étale par terre des choses qui reluisent.
Accourt du fond un éléphant blanc caparaçonné d’un filet d’or, qui trotte d’un pas rapide en secouant le bouquet de plumes d’autruches