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NOTES

(Lc. 1426). D’autre part, saint Paul, le grand ouvrier de la propagande première, se trouvait, par tempérament, un ascète ; sans prescrire absolument aucun renoncement aux satisfactions d’une vie normale et morale, il ne se fit point faute de marquer ses préférences et de produire son exemple ; quand ses Épîtres eurent acquis dans l’Église l’autorité d’un livre révélé, on juge de quel poids parurent des assertions comme celle-ci : « Si vous vivez selon la chair, vous mourrez, mais si vous mortifiez par l’esprit les œuvres du corps, vous vivrez » (Rom. 813). Tout naturellement nombre de chrétiens en vinrent à considérer le monde et la chair comme des ennemis et à s’en abstenir autant que possible : chacun travaillait à l’œuvre de son salut selon les dons qu’il recevait de Dieu, et les premiers siècles chrétiens comptèrent certainement beaucoup d’ascètes, qui, sans fuir le contact de leurs semblables, pouvaient répéter, avec Tertullien, « secessi de populo, je me suis retiré du peuple ». Nous en connaissons quelques-uns. Il n’est pas outré de dire que toute la vie chrétienne primitive est de tendance ascétique, et qu’il y a là une des causes de la haine du peuple des païens contre les fidèles. Divers hérétiques, bien avant saint Antoine, étaient tombés dans les pires excès du renoncement : « l’immense » Origène s’était châtré pour dompter les révoltes de sa chair.

Pourtant les chrétiens n’avaient pas inventé l’ascétisme et n’étaient pas seuls à le pratiquer ; il s’était épanoui dans l’Inde et l’Iran, dont l’influence avait profondément agi sur le monde syrien ; en Israël, des hommes comme Élie, Élisée, Jean-Baptiste et les « fils des prophètes », avaient donné l’exemple de toutes les austérités ; sans s’élever si haut, nombre de Juifs faisaient, pour un temps plus ou moins long, vœu de naziréat qui veut dire séparation et qui les mettait, en effet, hors de la vie commune par les rudes abstinences qu’il leur imposait. Les tenants de plusieurs religions païennes, florissantes dans l’Empire romain, celle de la Mère des dieux de Phrygie, par exemple, poussaient parfois l’ascétisme jusqu’à la mutilation sexuelle. Enfin diverses écoles philosophiques gréco-romaines faisaient une large place à l’ascèse dans leur discipline morale : celle des stoïciens, celle des néo-pythagoriciens, plus tard celle des néo-platoniciens ; Plotin, Porphyre et Jamblique réduisent à l’indispensable le soin de leur matière. Il y a plus, des Juifs, au moins, avaient déjà découvert que le meilleur moyen de se débarrasser des entraves du monde était d’aller vivre à l’écart des hommes : un siècle et demi avant le Christ, ceux d’entre eux qu’on nomme les Esséniens (de ’âsî, médecin) commençaient à se singulariser ; au temps de Jésus, ils sont plusieurs milliers ; ils forment des petits groupes dans les villes et ils ont constitué de véritables communautés monacales sur les bords de la mer Morte. À la même époque, Philon d’Alexandrie nous décrit la vie édifiante des Thérapeutes,