Page:Guy de Maupassant - Clair de lune.djvu/16

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Le bourg de Canneville ignorait encore les affolantes nouvelles de l’armée et de la capitale ; mais une extrême agitation le remuait depuis un mois, les partis adverses se trouvant face à face.

Le maire, M. le vicomte de Varnetot, petit homme maigre, vieux déjà, légitimiste rallié à l’Empire depuis peu, par ambition, avait vu surgir un adversaire déterminé dans le docteur Massarel, gros homme sanguin, chef du parti républicain dans l’arrondissement, vénérable de la loge maçonnique du chef-lieu, président de la Société d’agriculture et du banquet des pompiers, et organisateur de la milice rurale qui devait sauver la contrée.

En quinze jours, il avait trouvé le moyen de décider à la défense du pays soixante-trois volontaires mariés et pères de famille, paysans prudents et marchands du bourg, et il les exerçait, chaque matin, sur la place de la mairie.

Quand le maire, par hasard, venait au bâtiment communal, le commandant Massarel, bardé de pistolets, passant fièrement, le sabre en main, devant le front de sa troupe, faisait hurler à son monde : « Vive la patrie ! » Et ce cri, on l’avait remarqué, agitait le petit vicomte, qui voyait là sans doute une menace, un défi, en même temps qu’un souvenir odieux de la grande Révolution.

Le 5 septembre au matin, le docteur en uniforme, son revolver sur sa table, donnait une consultation à un couple de vieux campagnards, dont l’un, le mari, atteint de varices depuis sept ans, avait attendu que sa femme en eût aussi pour venir trouver le médecin, quand le facteur apporta le journal.

M. Massarel l’ouvrit, pâlit, se dressa brusquement, et, levant les deux bras au ciel dans un geste d’exaltation, il se mit à vociférer de toute sa voix, devant les deux ruraux affolés :

— Vive la République ! vive la République ! vive la République !

Puis il retomba sur son fauteuil, défaillant d’émotion.

Et comme le paysan reprenait : « Ça a commencé par des fourmis qui me couraient censément le long des jambes », le docteur Massarel s’écria :

— Fichez-moi la paix ; j’ai bien le temps de m’occuper de vos bêtises. La République est proclamée, l’Empereur est prisonnier, la France est sauvée. Vive la République ! »