Page:Guy de Maupassant - Une vie.djvu/137

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ayant repris toute la direction de la maison, pour satisfaire pleinement ses besoins d’autorité et ses démangeaisons d’économie. Il se montrait d’une parcimonie féroce, ne donnait jamais de pourboires, réduisait la nourriture au strict nécessaire ; et comme Jeanne, depuis qu’elle était venue aux Peuples, se faisait faire chaque matin par le boulanger une petite galette normande, il supprima cette dépense et la condamna au pain grillé.

Elle ne disait rien afin d’éviter les explications, les discussions et les querelles, mais elle souffrait comme de coups d’aiguille à chaque nouvelle manifestation d’avarice de son mari. Cela lui semblait bas et odieux, à elle, élevée dans une famille où l’argent comptait pour rien. Combien souvent elle avait entendu dire à petite mère : « Mais c’est fait pour être dépensé, l’argent. » Julien maintenant répétait : « Tu ne pourras donc jamais t’habituer à ne pas jeter l’argent par les fenêtres ? » Et chaque fois qu’il avait rogné quelques sous sur un salaire ou sur une note, il prononçait, avec un sourire, en glissant la monnaie dans sa poche : « Les petits ruisseaux font les grandes rivières. »

En certains jours cependant Jeanne se reprenait à rêver. Elle s’arrêtait doucement de travailler, et, les mains molles, le regard éteint, elle refaisait un de ses romans de petite fille, partie en des aventures charmantes. Mais soudain, la voix de Julien qui donnait un ordre au père Simon l’arrachait à ce bercement de songerie ; et elle reprenait son patient ouvrage en se disant : « C’est fini, tout ça ; » et une larme tombait sur ses doigts qui poussaient l’aiguille.

Rosalie aussi, autrefois si gaie et toujours chantant,