Page:Guy de Maupassant - Une vie.djvu/335

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

mense château silencieux, comme à travers un cimetière. Toute sa vie gisait là dedans.

Elle descendit au salon. Il était sombre derrière ses volets fermés et elle fut quelque temps avant d’y rien distinguer ; puis, son regard s’habituant à l’obscurité, elle reconnut peu à peu les hautes tapisseries où se promenaient des oiseaux. Deux fauteuils étaient restés devant la cheminée comme si on venait de les quitter ; et l’odeur même de la pièce, une odeur qu’elle avait toujours gardée, comme les êtres ont la leur, une odeur vague, bien reconnaissable cependant, douce senteur indécise des vieux appartements, pénétrait Jeanne, l’enveloppait de souvenirs, grisait sa mémoire. Elle restait haletante, aspirant cette haleine du passé, et les yeux fixés sur les deux sièges. Et soudain, dans une brusque hallucination qu’enfanta son idée fixe, elle crut voir, elle vit, comme elle les avait vus si souvent, son père et sa mère chauffant leurs pieds au feu.

Elle recula, épouvantée, heurta du dos le bord de la porte, s’y soutint pour ne pas tomber, les yeux toujours tendus sur les fauteuils.

La vision avait disparu.

Elle demeura éperdue pendant quelques minutes ; puis elle reprit lentement la possession d’elle-même et voulut s’enfuir, ayant peur d’être folle. Son regard tomba par hasard sur le lambris auquel elle s’appuyait ; et elle aperçut l’échelle de Poulet.

Toutes les légères marques grimpaient sur la peinture à des intervalles inégaux ; et des chiffres tracés au canif indiquaient les âges, les mois, et la croissance de son fils. Tantôt c’était l’écriture du baron, plus