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DU MOBILE MORAL AU POINT DE VUE SCIENTIFIQUE.

nil, disait un jour à un ministre de Charles X : « Je ne marche pas à la suite de ma conscience, elle me pousse. » Selon cette distinction très fine on peut diviser les impulsions de l’ordre moral et social en deux catégories : dans les unes, nous sommes à la lettre poussés en avant par le sentiment d’un devoir, sans avoir le temps de discuter, de délibérer, de raisonner ; dans les autres, nous nous laissons traîner à sa suite, avec la conscience plus nette d’une résistance possible et déjà réelle, d’une certaine indépendance.

Un exemple caractéristique de sentiment impulsif et irréfléchi nous est fourni par de pauvres ouvriers d’un four à chaux dans les Pyrénées. L’un d’eux, étant descendu dans le four pour se rendre compte de je ne sais quel dérangement, tombe asphyxié ; un autre se précipite à son secours et tombe. Une femme témoin de l’accident appelle à l’aide ; d’autres ouvriers accourent. Pour la troisième fois un homme descend dans le four incandescent et succombe aussitôt. Un quatrième, un cinquième sautent et succombent. Il n’en restait plus qu’un ; il s’avance et va sauter, lorsque la femme qui se trouvait là s’accroche à ses vêtements et, à moitié folle de terreur, le retient sur le bord. Un peu plus tard, le parquet s’étant rendu sur les lieux pour procéder à une enquête, on interrogea le survivant sur son dévouement irréfléchi, et un magistrat entreprit avec gravité de lui démontrer l’irrationalité de sa conduite ; il fit cette réponse admirable : « Mes compagnons se mouraient ; il fallait y aller. » — Dans cet exemple le sentiment d’obligation morale et de solidarité humaine avait perdu, en apparence, sa base rationnelle ; il n’en était pas moins assez puissant pour pousser successivement cinq hommes au sacrifice inutile de leur vie. On ne contestera pas qu’ici le sentiment du devoir n’ait la forme d’une