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DU MOBILE MORAL AU POINT DE VUE SCIENTIFIQUE.

Même au point de vue physiologique, il est possible de montrer ainsi la nécessaire formation de l’instinct social et moral.

L’instinct esthétique, qui porte l’artiste à rechercher les belles formes, à agir selon un ordre et une mesure, à parfaire tout ce qu’il fait, est très voisin des penchants moraux et peut, cemme eux, donner naissance à un certain sentiment d’obligation rudimentaire : l’artiste se sent intérieurement obligé à produire, à créer, et à créer des œuvres harmonieuses ; il est froissé par une faute de goût aussi vivement que bien des consciences vulgaires par une faute de conduite : il éprouve sans cesse, au sujet des formes, des couleurs ou des sons, ce double sentiment de l’indignation et de l’admiration qu’on pourrait croire réservé aux jugements moraux. L’artisan même, le bon ouvrier fait avec complaisance ce qu’il fait, aime son travail, ne peut consentir à le laisser inachevé, à ne pas polir son œuvre. Cet instinct, qui doit se retrouver jusque dans l’oiseau bâtissant son nid, et qui a éclaté avec une puissance extraordinaire chez certains tempéraments d’artistes, chez un peuple comme les Grecs, aurait pu sans doute, en se développant, donner lieu à une obligation esthétique analogue à l’obligation morale ; mais l’instinct esthétique n’était lié qu’indirectement à la propagation de l’espèce : pour cette raison il ne s’est pas généralisé assez et n’a pas acquis une intensité suffisante. Il n’a pris de réelle importance que là où il touchait à la sélection sexuelle : dans les rapports des sexes, le goût esthétique a quelque chose d’un lien moral; le dégoût, si on veut lui faire violence, s’achève en une sorte de remords. Le dégoût esthétique qu’éprouve un individu pour certains individus de l’autre sexe s’observe jusque chez les animaux : on sait qu’un étalon dédaignera les juments trop grossières auxquelles on veut l’accoupler.