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CRITIQUE DE L’IDÉE DE SANCTION.

cruelle est-elle juste[1] ? » — Nous répondrons qu’il faut distinguer ici entre deux choses : les circonstances fatales de la vie et la loi qui règle notre conduite dans ces circonstances. Les conjonctures fatales de la vie peuvent être cruelles ; accusez-en la nature ; mais une loi ne peut jamais apparaître comme cruelle à celui qui croit à sa légitimité. Celui qui considère toute souillure comme un crime ne peut pas trouver cruel de rester chaste. Pour qui croit en une « loi morale, » il est impossible de juger cette loi en se plaçant à un point de vue humain, puisqu’elle est par hypothèse inconditionnelle, irresponsable, et est censée nous parler du fond de l’absolu. Elle ne fait pas avec nous un contrat où nous puissions débattre tranquillement les clauses, mettre en balance les avantages et les inconvénients.

Au fond — même dans la morale kantienne — la sanction n’est qu’un suprême expédient pour justifier rationnellement et matériellement la loi formelle de sacrifice, la loi morale. On ajoute la sanction à la loi pour la légitimer[2]

  1. M. Janet, la Morale, p. 582.
  2. Cette pétition de principe, déguisée sous le nom de postulat, est bien plus sensible encore dans les systèmes de morale qui essayent de tenir plus ouvertement le milieu entre l’utilitarisme égoïste et le désintéressement absolu du stoïcisme. De ce nombre semblent être la morale de M. Renouvier en France et celle de M. Sidgwick en Angleterre. « La raison, dit M. Renouvier (avec lequel le moraliste anglais est sur ce point entièrement d’accord) n’a de prix et ne se fait reconnaître qu’autant qu’elle est supposée être conforme à la cause finale, principe des passions, au bonheur... Le postulat d’une conformité finale de la loi morale avec le bonheur... est l’induction, l’hypothèse propre de la morale... Refuse-t-on ce postulat ?… l’agent moral pourra opposer à l’obligation de justice une autre obligation, celle de sa conservation propre, et au devoir l’intérêt tel qu’il se le représente… Au nom de quoi lui enjoindrons-nous d’opter pour le devoir ? » (Science de la morale, t. I, p. 17). M. Henouvier, esprit très sinueux et circonspect, essaye bien ensuite de diminuer la portée de cet aveu par une distinction sco-