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ESSAIS MÉTAPHYSIQUES POUR JUSTIFIER L’OBLIGATION.

s’ensuit que tout le mal répandu si libéralement dans ce monde n’a qu’un objet : poser une alternative devant l’homme. Selon cette doctrine, où le platonisme vient se confondre avec le Kantisme, le monde même ne serait qu’une sorte de formule vivante du problème moral. Wéga de la Lyre ou Arcturus, tous les soleils, les étoiles et leurs satellites rouleraient à jamais dans l’espace pour qu’ici-bas, un jour, une heure (peut-être jamais jusqu’ici, selon Kant), un petit mouvement de désintéressement se produise, pour qu’un verre d’eau soit donné dans une intention vraiment bonne à quelqu’un qui a soif.

Cela est beau, mais comment déduire un « devoir catégorique » d’une hypothèse aussi incertaine, aussi contraire, semble-t-il, aux faits ? Si le monde ne vaut que comme une simple matière à la charité, son existence paraît difficile à justifier et les voies de Dieu sont bien tortueuses.

L’hypothèse que nous examinons présuppose l’existence du libre arbitre, d’une puissance de choix (au moins nouménale) : sans liberté absolue, point de responsabilité absolue, ni de mérite ou de démérite. Acceptons sans examen toutes ces notions : on peut encore démontrer à leurs partisans que ce monde, fait selon eux en vue de la moralité, est loin d’être le meilleur possible sous ce rapport. En effet, si le mérite est en raison directe de la souffrance, je puis fort bien imaginer un monde où la souffrance serait beaucoup plus intense encore que dans celui-ci ; où le tiraillement entre le bien et le mal serait beaucoup plus déchirant ; où le devoir, rencontrant plus d’obstacles, serait plus méritoire. Supposons même que le Créateur entasse tant d’obstacles devant sa créature qu’il devienne très difficile à celle-ci de ne pas céder, de ne pas être entraînée vers le mal, le mérite de la créature, si par