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L’HYPOTHÈSE OPTIMISTE. — IMMORTALITÉ.

Malgré toutes les objections des philosophes, l’homme aspirera toujours, sinon à l’éternité intemporelle, du moins à une durée indéfinie. La tristesse qu’apporte avec elle l’idée de temps subsistera toujours : — se perdre soi-même, s’échapper à soi-même, laisser quelque chose de soi tout le long de la route, comme le troupeau laisse des flocons de laine aux buissons. « Désespoir de sentir s’écouler tout ce qu’on possède, » disait Pascal. Quand on se retourne en arrière, on se sent le cœur fondre, comme le navigateur emporté dans un voyage sans fin et qui apercevrait en passant les côtes de sa patrie. Les poètes ont senti cela cent fois. Mais ce n’est pas un désespoir personnel : toute l’humanité en est là. Le désir de l’immortalité n’est que la conséquence du souvenir : la vie, en se saisissant elle-même par la mémoire, se projette instinctivement dans l’avenir. Nous avons besoin de nous retrouver et de retrouver ceux que nous avons perdus, de réparer le temps. Dans les tombes des anciens peuples, on accumulait tout ce qui était cher au mort : ses armes, ses chiens, ses femmes ; ses amis mêmes se tuaient parfois sur la tombe, ils ne pouvaient admettre que l’affection pût être brisée comme un lien. L’homme s’attache à tout ce qu’il touche, à sa maison, à un morceau de terre ; il s’attache à des êtres vivants, il aime : le temps lui arrache tout cela, taille au vif en lui. Et tandis que la vie reprend son cours, répare ses blessures, comme la sève de l’arbre recouvre les marques de la cognée, le souvenir, agissant en sens inverse, le souvenir — cette chose inconnue dans la nature entière — garde les blessures saignantes et de temps en temps les ravive.

Mais ce souvenir des efforts passés et de leur inutilité finit par nous donner le vertige. Alors à l’optimisme