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L’HYPOTHÈSE PESSIMISTE.

d’eau tombées d’un nuage ne rencontrent pas le calice d’une rose ; toutes nos actions n’aboutissent pas à une volupté précise et saisissable ; mais nous agissons pour agir, comme la goutte d’eau tombe par son propre poids : la goutte d’eau elle-même, si elle avait conscience, éprouverait une sorte de volupté vague à traverser l’espace, à glisser dans le vide inconnu. Cette volupté fait le fond de la vie ; seulement elle disparaît du souvenir, qui n’est plus l’inconnu, mais le connu, et qui ne nous offre tout ensemble que le passé et le passif.

La morale pessimiste repose donc, non sur un raisonnement scientifique, mais sur une pure appréciation individuelle où peuvent entrer comme éléments bien des erreurs. Perpétuellement nous échangeons des peines contre des plaisirs, des plaisirs contre des peines ; mais, dans cet échange, la seule règle de la valeur est l’offre et la demande, et on peut rarement dire a priori que telles douleurs l’emportent sur tels plaisirs. Il n’y a pas de douleurs que l’homme ne s’expose à supporter pour courir la chance de certains plaisirs, ceux de l’amour, de la richesse, de la gloire, etc. On ne cesse pas de rencontrer des hommes offrant de souffrir, offrant de peiner, même sans y être poussés par les nécessités de la vie. On peut en conclure que la souffrance n’est pas le mal le plus redoutable à l’homme, que l’inaction est souvent pire encore, qu’il y a de plus un plaisir particulier qui se dégage de la souffrance vaincue et en général de toute énergie déployée.

Le malheur comme le bonheur est en grande partie une construction mentale faite après coup. Il faut donc se défier également et de ceux qui se piquent d’avoir été parfaitement heureux et de ceux qui affirment avoir été parfaitement malheureux. Le bonheur achevé est fait avec du