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L’HYPOTHÈSE PESSIMISTE.

supériorité de la quantité de peine sur celle de plaisir ; au contraire l’expérience est contre les pessimistes, car l’humanité prouve sans cesse a posteriori la valeur de la vie, en la recherchant sans cesse.

La morale pessimiste essayera-t-elle de démontrer son principe par quelque argument tiré non plus du calcul mathématique, mais de la nature même du plaisir ? Une des thèses du pessimisme, c’est que, le plaisir supposant le désir, et le désir se ramenant le plus souvent au besoin, conséquemment à la souffrance, le plaisir suppose ainsi la souffrance et n’est qu’un instant fugitif entre deux états pénibles. De là cette condamnation du plaisir qu’on retrouve, depuis Bouddha, dans la morale pessimiste. Mais il est très inexact de représenter ainsi le plaisir comme lié à une douleur parce qu’il est lié à un désir ou même à un besoin. Ce n’est qu’à partir d’un certain degré que le besoin devient souffrance ; la faim, par exemple, est douloureuse, mais l’appétit peut être fort plaisant à ressentir. L’aiguillon du besoin n’est plus alors qu’une sorte de chatouillement agréable. Loi générale : un besoin devient agréable chez tout être intelligent toutes les fois qu’il n’est pas trop violent et qu’il a la certitude ou l’espoir de sa satisfaction prochaine. Il s’accompagne alors d’une anticipation de jouissance. Certaines souffrances prétendues qui précèdent le plaisir, comme la faim, la soif, le frisson amoureux, entrent comme éléments dans l’idée que nous nous faisons du plaisir ; sans elles la jouissance est incomplète. Bien plus, prises en elles-mêmes, elles sont accompagnées d’une certaine jouissance, à condition de ne pas se prolonger trop ; quand l’amant rappelle ses souvenirs, les moments de