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DIVERS ESSAIS POUR JUSTIFIER L’OBLIGATION.

manité même est perdue sur la terre, notre action individuelle est perdue dans l’humanité : comment unifier l’effort universel, comment concentrer vers un même but le rayonnement infini de la vie ? Chaque œuvre est isolée : c’est une infinité de petites pyramides microscopiques, de cristallisations solitaires, de monuments lilliputiens qui ne peuvent se superposer en un tout. L’homme juste et l’homme injuste ne pèsent probablement pas plus l’un que l’autre sur le globe terrestre, qui va son chemin dans l’éther. Les mouvements particuliers de leur volonté ne peuvent pas plus retentir sur l’ensemble de la nature que le battement de l’aile d’un oiseau volant au-dessus d’un nuage n’est capable de rafraîchir mon front. La formule célèbre : ignorabimus, peut se transformer en celle-ci illudemur ; l’humanité marche enveloppée du voile inviolable de ses illusions.

Une seconde raison que l’ « indifférentisme » peut opposer à l’optimisme, c’est que le grand tout, dont nous ne pouvons changer la direction, n’a lui-même aucune direction morale. Absence de fin, amoralité complète de la nature, neutralité du mécanisme infini. Et en effet, l’effort universel ne ressemble guère à un travail régulier, ayant son but ; il y a longtemps qu’Héraclite l’a comparé à un jeu ; — ce jeu. c’est celui de la bascule, qui provoque si bien les éclats de rire des enfants. Chaque être fait contrepoids à un autre. Mon rôle dans l’univers est de paralyser je ne sais qui, de l’empêcher de monter trop haut ou de descendre trop bas. Nul de nous n’entraînera le monde, dont la tranquillité est faite de notre agitation.

Au fond du mécanisme universel on peut supposer une sorte d’atomisme moral, la mise en lutte d’une infinité d’égoïsmes. Il pourrait y avoir alors dans la nature autant