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HYPOTHÈSE DE L’INDIFFÉRENCE DE LA NATURE.

d’éternel que ce qui est inépuisable, ce qui est assez aveugle et assez riche pour donner toujours sans mesure. Celui-là fait connaissance avec la mort qui apprend pour la première fois que ses forces ont une limite, qui se sent le besoin de se reposer, qui laisse tomber ses bras après le travail. La nature seule est assez infatigable pour être éternelle. Nous parlons aussi d’un idéal ; nous croyons que la nature a un but, qu’elle va quelque part ; c’est que nous ne la comprenons pas : nous la prenons pour un fleuve qui roule vers son embouchure et y arrivera un jour, mais la nature est un océan. Donner un but à la nature, ce serait la rétrécir, car un but est un terme. Ce qui est immense n’a pas de but.

On a répété souvent que « rien n’est en vain. » Cela est vrai dans le détail. Un grain de blé est fait pour produire d’autres grains de blé. Nous ne concevons pas un champ qui ne serait pas fécond. Mais la nature en son ensemble n’est pas forcée d’être féconde : elle est le grand équilibre entre la vie et la mort. Peut-être sa plus haute poésie vient-elle de sa superbe stérilité. Un champ de blé ne vaut pas l’océan. L’océan, lui, ne travaille pas, ne produit pas, il s’agite ; il ne donne pas la vie, il la contient ; ou plutôt il la donne et la retire avec la même indifférence : il est le grand roulis éternel qui berce les êtres. Quand on regarde dans ses profondeurs, on y voit le fourmillement de la vie ; il n’est pas une de ses gouttes d’eau qui n’ait ses habitants, et tous se font la guerre les uns aux autres, se poursuivent, s’évitent, se dévorent ; qu’importe au tout, qu’importe au profond océan ces peuples que promènent au hasard ses flots amers ? Lui-même nous donne le spectacle d’une guerre, d’une lutte sans trêve : ses lames qui se brisent et dont la plus forte recouvre et entraîne la plus faible, nous