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MORALE DU DOUTE.

produis ou contribue à le produire ou crois le produire. Tant que l’avenir n’est pas représenté sous une forme ou sous une autre dans mon imagination, il me reste étranger, il ne peut en rien modifier ma conduite. Il faut de même, — croyons-nous, et M. Fouillée l’admet aussi sans doute, — il faut, pour que l’inconnaissable ait un effet positif et déterminé sur la conduite, non seulement qu’il soit conçu comme possible, mais qu’il soit représenté sous une forme ou sous une autre dans son rapport avec mon acte, et sous des formes qui ne se contredisent et ne se détruisent pas l’une l’autre. Il faut de plus que je m’imagine pouvoir exercer une action quelconque sur lui ou sur sa réalisation, en un mot, il faut qu’il devienne, comme dit M. Fouillée, un « idéal » plus ou moins déterminable, pour moi, plus ou moins réalisable par moi, un avenir. L’idée d’une règle morale, même restrictive, suppose donc comme principe positif, non pas la simple conception de la possibilité de l’inconnaissable, mais une représentation de sa nature, une détermination imaginaire de cette nature, et enfin la croyance en une action possible de la volonté sur lui ou sur sa réalisation à venir[1]. Et une fois qu’il est bien établi que ce sont là autant d’hypothèses, la moralité, y compris la justice même et le droit, apparaît comme hypothétique métaphysiquement, abstraction faite des considérations tirées de la science positive, de l’évolution, du bonheur, de l’utilité, etc.

La théorie du doute comme limitant l’égoïsme correspond à un point en quelque sorte subtil, que la pensée et l’action traversent sans s’y arrêter. Il importait, à coup sûr, de

  1. Au reste, l’auteur de la Critique des Systèmes de morale fait lui-même de l’idéal « une formule hypothétique de l’inconnaissable » ; idéal qui ne peut avoir sur nous qu’une action conditionnelle elle-même.